Je rêve donc je suis
Il voulait rêver un homme : il voulait le rêver avec une intégrité minutieuse et l'imposer à la réalité...
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Avec soulagement, humiliation, avec terreur, il comprit que lui aussi était une apparence, qu'un autre était en train de rêver."
Borgès. Les ruines circulaires
La nuit dernière une voix a murmuré à mon oreille : " Une voix qui la nuit murmure à votre oreille, ça n'existe pas".
Nous sommes des êtres à la fois finis et infinis. Notre être charnel est limité. Prisonnier du domaine du fini, la mort est son horizon. Nous habitons une minuscule planète limitée qui tourne autour d'un soleil condamné à s'éteindre. Notre univers malgré son immensité est verrouillé par des bornes et limites infranchissables. Il est gouverné par une myriade de lois indépassables.
Mais il y a en nous quelque chose qui dépasse cet univers. Une part de nous-mêmes provient de l’infini. Elle est capable de s’affranchir des lois physiques. Chaque nuit nous en avons la preuve dans nos rêves.
Chaque nuit nous voilà vagabondant au-delà de toute limite; ni notre enveloppe charnelle, ni le temps, ni l’espace ne peuvent contenir tout notre être. Notre vouloir devient infini, nous empruntons des apparences multiples, le moi se disloque, il devient pluriel, le multiple devient un, nous empruntons la peau d’autres, les autres celle d’animaux, les animaux se muent en plantes, des êtres fantastiques surgissent de nulle part, les distances sont abolies, l’ici est aussi ailleurs, le sommet est abîme…
Le rêve nous replonge dans l’infini. Il nous régénère. Au réveil nous voilà à nouveau prêts à affronter les limites et à supporter les entraves.
Souvent au réveil une sensation nous envahit, celle d’être étranger au lieu où nous avons passé la nuit, étrangers à la personne qui a dormi à nos côtés, étrangers à nous-mêmes. Il nous faut quelques instants avant de revenir à nous-mêmes. Borgès fit remarquer qu’en espagnol, se réveiller se dit « se recordarse », littéralement se souvenir de soi. Comme si chaque nuit nous nous perdons dans nos rêves.
Dans la tradition arabe, le sommeil est appelé "petite mort", l'âme est supposée quitter le corps durant le sommeil profond. Etant de substance divine et hors de son enveloppe charnelle elle n'est plus soumise aux lois de l'univers. Elle voyage dans le temps d'où la possibilité de rêves prémonitoires. Le rêve est l'occasion de renouer avec les forces celestes, le divin ou le diable.
Chez certaines tribus d'Amérindiens, le rêve est considéré comme un miroir du futur. Il façonne en quelque sorte la réalité de l'individu et du groupe. Ces Amérindiens disposent autour de leurs lits un objet, appelé capteur de rêves, sous forme d'une toile d'araignée censée attrapper tous les rêves, les bons et les mauvais. Les mauvais rêves sont pris dans la toile et disparaissent au premiers rayons du soleil, Les beaux rêves passent au centre de la toile, et par là entrent dans la vie du rêveur pour guider sa vie.
La science moderne a réduit le rêve à une simple activité neurobiologique, à un simple miroir du passé, à l'expression banale de nos pulsions refoulées.
Le rêve, cette écoute fertile de la nuit, est dévalorisé au profit du principe de réalité. Chaque jour on entend des rappels à l'ordre au nom de la réalité. Le rêve nuit à la bonne marche du monde semblent nous dire ceux qui détiennent les rênes du monde.
© Saïd Bailal